Hyères, 19 octobre 1995
Cette soirée me ramène très loin en arrière, à ce 28 juillet 1951, où, poussiéreux, chevauchant ma 175 culbutée Motobécane, j’arrivais à vingt heures sur le chemin de La Madrague, en provenance de Lyon.
Me frayant un passage entre les bambous qui débordaient sur le sentier, depuis le petit port, je débarquais par pur hasard dans la « grotte arbanaise », refuge de pêcheurs et de quelques militaires en garnison au Radar. J’étais alors accueilli à bras ouverts par la maman Astier. Souvenir inoubliable…
C’était le début du Challenge de l’Amitié qui me lie à la Presqu’île et qui se poursuit avec la même ferveur. Si bien que lorsque Jean Sougy m’a demandé de choisir l’intitulé de notre association, j’ai proposé spontanément : « Les Amis de la Presqu’île de Giens » en pensant que le recrutement se ferait auprès des inconditionnels de la presqu’île, capables de la protéger, de l’aimer et non de l’exploiter, qu’ils soient des Arbanais de souche ou de cœur.
Le chant des cigales avait laissé la place au coassement léger de la rainette, puis la nuit venue, au cri plaintif et flûté du petit-duc…
Ce n’est que le lendemain matin que je voyais vraiment le Golfe, barré par le tombolo. En promenade sur ce tombolo ouest, tout en admirant le bleu de la mer, je découvrais la plage, apparemment déserte mais cependant animée par de nombreux petits échassiers. L’oyat, « roseau » que le vent fait onduler gracieusement, formait d’innombrables taches glauques tranchant sur le beige-rosé de la dune qu’elles semblaient fixer. Planté sur la crête de celle-ci, le regard plongeant sur les salines au rose scintillant, je ne pouvais m’empêcher de penser à cette phrase de Paul Valéry : « L’air était feu, la splendeur absolue, le silence plein de vertiges et d’échanges, la mort impossible ou indifférente, tout formidablement beau, brûlant et dormant, et les images du sol tremblaient ».
Depuis, dans la nature paradisiaque représentée par ce tombolo ouest, a surgi la route avec son cortège de nuisances. C’était en 1969, nous assistions impuissants à l’envahissement de la dune par les bulldozers, bientôt suivis par une foule incontrôlée, piétinant la végétation, arrachant les plantes à fleurs, pillant les nids. Les voitures remplaçaient les quelques tamaris qui bordaient l’étier, les planches à voile étouffaient les Matthioles et les Diotis.
Dégradation acceptée ou voulue par des urbanistes, prêts à proposer une solution de rechange, tout aussi néfaste, visant à livrer ce coin de littoral miraculeusement vierge, au béton des lotisseurs. Alors les images du sol ne tremblaient plus. Par contre, avec Jean Sougy et quelques amis, je commençais à trembler pour notre presqu’île, d’autant qu’une urbanisation dévastatrice s’amorçait sur la partie rocheuse de celle-ci. C’était le processus classique qui ravageait et ravage encore la côte méditerranéenne, malgré les appels d’esprits clairvoyants dont celui du célèbre biologiste Pierre-Paul Grassé de l’Académie des Sciences. Il écrivait en 1967 en préambule du « Guide du Naturaliste dans le Midi » : « L’Humanité aux yeux bandés tend les poignets à de nouvelles chaînes et se donne à des tyrans qui ne disent jamais leur nom ».
La résistance s’organisait cependant, sous la conduite courageuse, désintéressée, tenace et efficace de M. Scott de Martinville, âme de l’ASNAPIG. Mais à la retraite de notre ami Scott et de son enthousiasme, il nous a semblé que l’Association de Défense de la Presqu’île avait perdu de son efficacité. Il fallait lutter plus énergiquement contre les abus de pouvoir accompagnant la fièvre de construire n’importe où, sans tenir compte de l’environnement. C’est ce qu’avait compris Jean Sougy lorsqu’il dénonça l’attitude trop complaisante de l’ASNAPIG envers les promoteurs désireux de restructurer une pinède de La Capte, déjà mutilée. Je le rejoignais dans sa démarche d’intronisation de l’APG.
Quand la Municipalité de Hyères déposa la demande de déclaration d’utilité publique afin d’aménager le tombolo-ouest, pour consolider et élargir la Route du Sel, en juin-juillet 1993, l’occasion fut offerte à Jean Sougy de dénoncer l’absurdité d’un tel projet en se plaçant uniquement sur le plan scientifique, dans un domaine où il jouit d’une notoriété incontestée.
Son cri d’alarme me parut justifié et je lui apportai un soutien total, d’autant que l’enjeu était la disparition de la plage et de la dune. C’est ainsi qu’il fut amené à organiser avec le succès que l’on connaît, la première conférence publique sur cette question, le 20 juillet 1993, au Park Hôtel de Hyères, sous la présidence du Professeur Théodore Monod, membre de l’Académie des Sciences.
Si mon discours d’ornithologiste défenseur de l’avifaune fut écouté par les élus municipaux avec le sourire courtois qu’on adresse aux naturalistes réputés rêveurs, par contre les arguments scientifiques apportés par Jean Sougy furent si convaincants qu’ils amenèrent la Municipalité à réviser sagement sa position, au moins partiellement.
Se succédèrent ensuite les démarches pour obtenir des appuis divers, aussi bien d’ordre scientifique que politique. J’écrivis aux députés du Var, en particulier à Yann Piat, au ministre de l’Environnement Michel Barnier. Tous sensibles à notre appel, ils facilitèrent les contacts administratifs au plus haut niveau.
En août 1993, à la Mairie de Hyères, Monsieur Ritondale avait bien voulu écouter avec attention mon exposé centré sur la protection du site et sur la nécessité d’un engagement municipal à ce sujet. Un courrier était adressé à M. Brice Lalonde le 30 décembre 1993. À noter aussi l’intervention du Professeur Philippe Lebreton, ornithologiste de réputation mondiale, auprès de la Direction du Conservatoire du Littoral. Grand admirateur de la Presqu’île où il fait de fréquents séjours, Renaud Dutreil, député de l’Aisne, suit attentivement la progression de notre démarche.
Toutes ces actions furent bénéfiques dans la mesure où notre élan prit une dimension nationale et internationale. Elles contribuèrent à faire avancer le processus de régénération du site comme en témoigne la mise en place de barrières de protection par la Municipalité.
Présidée par Jean Sougy, la deuxième conférence publique du Park Hôtel eut lieu le 1er avril 1994. Elle me permit d’exposer mes idées sur l’avenir du tombolo-ouest, lié à celui des Salins, et de poser le problème de la circulation sur la Route du Sel. Barrée l’hiver, car détériorée par les déferlantes, cette voie de communication est impraticable l’été en raison de l’arrivée en masse incontrôlée de baigneurs motorisés et de planchistes véhiculés. Ainsi doivent être évalués: la gêne de plus en plus grande occasionnée aux habitants de la Presqu’île qui subissent ce blocage, le prix de l’entretien sans cesse renouvelé de cette route, son impact sur l’environnement. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé le déplacement de la Route du Sel, à l’Est de la lagune. L’amélioration des conditions de vie des autochtones, résultant du rééquilibrage du site, passe aussi, à mon avis, par le transfert de l’embarcadère situé à la Tour Fondue.
Le 18 juin 1994, je faisais parvenir à Monsieur Christian Desplats, chargé de mission régional du Conservatoire du Littoral, un dossier de propositions constructives. Le 28 octobre, lors d’une réunion à laquelle j’étais invité par le C.I.L. de Giens, j’argumentais un plan étudié avec Jean Sougy, pour le déplacement de la route du Sel accompagnant la restructuration des Salins.
Le 5 novembre, à la demande du Maire de Hyères, je rédigeais un rapport sur le même sujet, celui-ci devant être discuté en Conseil municipal le 18 novembre. Un sujet important devra être abordé par notre association, c’est celui de l’hygiène publique, car l’été, la pollution d’origine humaine, accentuée par la surpopulation, atteint des limites insupportables au niveau de la plage du Sel.
Écartée de l’axe de circulation du littoral, la presqu’île a résisté à la modernisation rapide de la Côte d’Azur qui a souvent détruit les sites primitifs. Notre milieu a une autonomie certaine qui tient à plusieurs facteurs :
– individualité physique, les paysages sont tels que la poésie et la grandeur du site en valent bien d’autres plus célèbres ;
– individualité biologique due à l’adaptation de la flore et de la faune et à la singularité des espèces que l’on y rencontre ;
– individualité économique, en devenir.
Notre association n’aurait pas atteint son but si elle se bornait à défendre la nature de la Presqu’île. Elle se doit de défendre aussi les intérêts économiques que celle-ci représente, dans le cadre de la sauvegarde de son entité, les habitants étant en droit d’attendre des bénéfices d’une restructuration qui, à court terme, leur ferait subir quelques désagréments.
Des perspectives d’avenir heureux sont à prendre en considération dans des domaines aussi variés que l’aquaculture, la pêche, la culture des posidonies, la culture florale, l’exploration sous-marine, l’hôtellerie, le camping et le commerce. Pour cela nous ne serons crédibles pour tous que si l’association a une vocation intelligente et constructrice.
Le potentiel touristique de la Presqu’île est immense, sur un espace réduit. Il faut donc l’utiliser de façon rationnelle et non pas anarchique. Il suffit de regarder autour de nous pour s’apercevoir que le littoral est dénaturé. Vouloir attirer un maximum de touristes irrespectueux du site c’est assurer la destruction de celui-ci à long terme. Il faut donc orienter nos efforts vers des gens attachés à nos valeurs, prêts à nous aider afin que la Presqu’île garde son charme d’antan et leur montrer qu’il n’est pas nécessaire de quitter la France pour faire les voyages dont l’imagination se nourrit. Le relief cloisonné avec ses criques battues par les vagues, le village perché, la forêt préservée, seraient-ils dignes des peintres du Quattrocento ?
En conclusion, travaillons dans la sérénité, avec les partenaires du domaine économique, dans l’enthousiasme, mais avec la juste mesure, afin d’ajouter à une démarche protectrice l’évaluation des retombées économiques, car les arguments scientifiques alliés à l’observation romantique de la nature ont déjà prouvé l’efficacité de notre jeune association. Comme en témoignent les premiers résultats obtenus dans la lutte pour la régénération du tombolo ouest menacé de disparition.
Joseph Rivoire, 19/10/1995.